Vont-ils aussi tuer Taner ? ©

Publié le par Comité de soutien

 
 
 
par Ahmet Altan
9 juillet 2007

J’ai rencontré Taner Akçam dans une ville universitaire américaine aux longs et rudes hivers.
J’avais très souvent entendu parler de lui.
Il était l’un des dirigeants d’une ancienne et légendaire organisation de gauche.
Les « titre, nom ou classe sociale» de quiconque, à commencer par lui, ne l’intéressaient pas. Seuls comptaient les « actes ».
On était homme par ses actes.
Il était d’humeur joyeuse, plein d’humour, et ne se plaignait jamais, même dans les moments difficiles.
A l’université, il enseignait l’histoire, et moi la littérature.
Durant les longues nuits d’hiver, nous nous rencontrions parfois et il me racontait des épisodes de sa vie avec un sens de l’humour qui n’appartenait qu’à lui.
Il avait essayé de « démocratiser » son organisation de gauche illégale et avait fini par s’en rendre l’ennemi.
Il avait critiqué les positions anti-démocratiques du PKK, figurait sur la « liste de mort » de cette organisation, et lors d’une attaque, l’un de ses amis avait été tué par erreur.
Chaque fois qu’il en parlait, le chagrin l’envahissait.
Il était d’une méticulosité hors du commun.
Quand il me racontait comment il avait chargé en toute légalité ses bagages avec des bouteilles de détergent, avant de se rendre illégalement dans un camp de la vallée de la Bekaa, il ne mettait pas en avant les difficultés qu’il avait pu rencontrer, mais les « contraintes amusantes de la vie ».
C’était un dirigeant qui portait des produits détergents de nettoyage, et non des armes.
A cette époque, il menait des recherches sur les déportations des Arméniens organisées par le Comité Union et Progrès et il soulignait combien tout cela équivalait à un « génocide ».
Ce qu’il affirmait aussi ouvertement et clairement était alors difficile à faire pour un Turc.
Mais il croyait à ce qu’il disait, et il disait ce qu’il croyait.
Naturellement, il savait que ce dont il parlait lui causerait des ennuis, et il ne recherchait pas spécialement ces ennuis, mais ce n’était pas dans sa nature de rester tranquille afin d’éviter les ennuis, ni de se taire sur des choses en lesquelles il croyait.
L’une après l’autre, il énumérait les actions des Ittihadistes.
Il gagnait notre respect par son courage et son honnêteté.
Puis je revins chez moi.
Lui, il partit dans une autre université aux Etats-Unis.
Il écrivit de nouveaux livres, et se fit de nouveaux ennemis.
Récemment j’ai reçu un courriel de Taner.
Une ligne, en particulier, m’a effrayée :

«D’abord il y a eu Hrant, et je pense qu’ils m’ont mis en second sur leur liste.»

Je me suis souvenu du dernier éditorial de Hrant avant sa mort, où il avait écrit : « Ils vont me tuer. »
Nous n’avons eu connaissance du complot d’assassinat – connu pratiquement de tout l’appareil d’Etat et étayé par de nombreux rapports des services secrets – qu’après son assassinat.
Personne n’a pu aider Hrant.
Personne n’a été en situation ou eu l’occasion de crier qu’ « un meurtre serait commis ».
Et notre « ignorance » lui a coûté la vie.

Maintenant Taner nous dit : « Je pense qu’ils m’ont mis après ».

L’assassinat de Hrant nous a montré que cet Etat est capable de fermer les yeux sur de nouveaux meurtres, tant qu’il s’agira de couvrir les abominations des Ittihadistes.
C’est pourquoi une sonnette d’alarme encore plus inquiétante a résonné dans ma tête quand j’ai lu le courriel de Taner.
Il est évident que « cette voix, cet instinct » qui avertissait Hrant avant son assassinat, avertit maintenant Taner.
Et il a cette sensation du revolver braqué sur lui.
Vont-ils tuer Taner, parce qu’il dit que « les Arméniens ont été soumis à un génocide » ?
Les membres de notre société n’ont-ils pas le droit de dire ce qu’ils croient sur notre propre histoire ?
Chacun est-il obligé de parler d’une même voix que l’Etat ?
La mort est-elle le prix à payer, lorsque l’on ne partage pas les points de vue de l’Etat sur notre histoire ?
Les débats historiques peuvent-ils être punis de mort ?
Allez-vous tuer tous ceux qui disent que « les Arméniens ont été soumis à un génocide » ?
Et si vous commettez ces assassinats, ce massacre prouvera-t-il qu’ « il n’y a pas eu de génocide » ?
C’est ce même état d’esprit des Ittihadistes qui se propage dans le pays. Ils continuent à tuer les Arméniens, les sunnites, les protestants, les Kurdes, indistinctement.
Combien de temps cela va-t-il continuer ?
Combien de temps des gens vont-ils être tués ?
Cet Etat et cette société n’ont pu protéger Hrant.
Protégeons au moins Taner.
C’est un homme courageux et honnête.
Il a dit tout haut ce qui était le plus difficile à dire dans son pays. Il s’est exprimé parce qu’il avait des convictions.
J’estime que tout homme qui s’exprime, en sachant que cela lui causera des ennuis, mérite notre respect, quelles que soient ses opinions.
La mort frappe maintenant à sa porte.
Tous nos journaux, tous nos journalistes, tous nos intellectuels : aucun n’élèvera-t-il la voix pour protéger Taner ?

N’oublions jamais.

C’est notre silence qui tuera Taner.

Si demain quelque chose arrive, nous en serons tous complices.

Protéger un être humain.

Faites-le, si vous voulez dire : « Moi aussi, je suis un être humain ».

Sinon … vous porterez ce silence de mort votre vie durant.


Source : Gazetem.net

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